Alcântara Machado: “Je veux mourir à São Paulo”
Un écrivain, une ville. Tout ou presque, chez Alcântara Machado, qu’il s’agisse de sa production de journaliste et de chroniqueur, de son œuvre de fiction ou de ses travaux érudits d’historiographe amateur, enregistre et exprime ce que fut, ce qu’était São Paulo au début du XXe siècle, ce qu’elle promettait de devenir, avec son dynamisme ahurissant, ses contrastes, ses contradictions, ses grandeurs et ses petits ridicules, son paysage et sa population bigarrée, entre élite traditionnelle et immigrés nombreux, italiens notamment. Avec le sentiment d’un héritage à perpétuer, dans un attachement viscéral à la mémoire et au génie du lieu, mais sans esprit de clocher ni chauvinisme de mauvais aloi, sans nul passéisme ou conservatisme, plutôt avec la saine idée de vivre, les pieds bien plantés sur le pavé, dans la concrète réalité d’un environnement à la fois provincial et cosmopolite, dans le mouvement du présent. En Paulistain, Pauliste et «futuriste», comme on nommait alors volontiers le mouvement moderniste brésilien.
C’est un peu ce dont témoigne, entre autres choses, ce texte sans titre, rédigé par Alcântara Machado quelque temps avant son 29e anniversaire, entre fin 1929 et début 1930, lors d’un voyage en Europe. Presque un testament spirituel. L’ironie du sort fit qu’il mourut inopinément, le 14 avril 1935, à Rio de Janeiro.
Je ne veux pas mourir en Europe. Je veux aller mourir au Brésil, dans la ville de São Paulo, lors d’une matinée bien chaude. Surtout, je veux mourir le chapeau sur la tête. Celui qui meurt le chapeau sur la tête montre qu’il n’a pas pour la mort un respect craintif. Il est son camarade. Le chasseur Serafim a pour habitude de dire avec une grande admiration, à la porte du palais présidentiel : «celui-là doit être un important, il entre le chapeau sur la tête». Ceux qui, en grimpant les marches, ôtent déjà leur chapeau, ceux-là sont des quémandeurs, des subalternes, ils vont être désillusionnés ou humiliés.
Moi, non. Moi, dans la matinée bien chaude, je m’apprêterai, je quitterai la maison le pas ferme, je dirai bonjour aux connaissances de la rue Ana Cintra, je pénétrerai sur la place de Santa Cecília et devant l’église, au milieu de la place, je grimperai dans mon refuge en m’accrochant au lampadaire à branches. Dans les bras du lampadaire vert, je serai en toute sécurité quand le moment arrivera. Comme je l’ai dit : je grimperai dans mon refuge. Trente centimètres au-dessus du niveau des pavés. Mais à cet instant-là, trente centimètres, ce sera une hauteur vertigineuse. Je me sentirai au sommet, mais vraiment au sommet. São Paulo alors n’abandonnera pas son enfant. De l’odeur d’essence, de la fumée d’usine, du bruit des tramways, du bruit des voitures, des charrettes et des automobiles, du bruit des voix, de l’odeur des gens, des aboiements, des chants, des pépiements et des sifflements, du bruit de phonographe, du bruit de radio, des sonneries, des klaxons, de l’odeur des marchés, de l’odeur des boutiques, de toutes les odeurs et aussi des bruits de la vie, São Paulo emplira le silence de la mort. Car il ne faut pas attendre la mort allongé dans son lit, la face jaune, les yeux fermés, au milieu des remèdes et des larmes. Ce n’est pas une visite du médecin. La mort n’aime pas la mort. La mort n’aime que la vie. La mort arrive au moment juste, quand l’homme va perdre la vie, pour ne pas laisser l’homme mourir : pour lui donner la vie éternelle. C’est la mort qui immortalise. Elle sauve l’homme que le monde veut tuer. Elle libère l’homme du monde.
Cela n’est pas sincère. J’aime bien le monde. Mais j’aime mieux la mort parce que je ne sais rien d’elle et que de ce fait je peux tout attendre d’elle.
Je veux passer d’un amour mineur à un amour majeur et je suis un humain qui embellit ce qui viendra de lieux-communs idiots. Et il n’y a pas moyen d’avancer sans tourner le dos à ce qu’on abandonne. Le souvenir du passé n’existe pas car le passé dont on se souvient est un passé présent. Ce n’est pas du passé. Donc, et en toute rigueur, celui-ci n’existe pas. Si l’on s’en souvient, il est présent et se mêle au futur. Oublié, il n’est rien. Des êtres innombrables que j’ai été successivement et simultanément, il ne reste rien. Dans l’être unique que je suis maintenant (formé par ceux-là) ils ont disparu. Et je suis la fusion purifiée de tous pour durer dans la mort, entrer et demeurer un dans la mort.
On tombe dans la vie comme une graine dans la pépinière : pour prendre forme. Une fois développée, elle est transportée. Elle va fleurir ailleurs. C’est pour cela qu’on met des fleurs sur les cercueils et sur les tombes. C’est une pieuse précaution : elles pourront servir au défunt si ses propres boutons ne s’ouvrent pas. Costume qu’on prête à l’ami pour qu’il se présente au bal. On dit au défunt : «Prends au moins celles-là, au cas où.»
Pour que l’ami se présente au bal. Au bal, oui. Il est un moment où l’homme observe la mort comme l’invité a l’habitude d’épier la salle avant d’entrer. Parfois il épie et n’entre pas : le costume est de rigueur. Il rentre chez lui. Il va se préparer mieux. Ce sont les repentirs de dernière minute. Quelques mots, même pas, une pensée qui démentit, qui corrige une vie entière parce que l’homme a constaté qu’il n’était pas bien préparé pour entrer dans la mort. Il se prépare en hâte pour ne pas rater le bal de la mort sans y faire mauvaise figure.
Moi j’entrerai le chapeau sur la tête. Je dirai : «Oh, j’ignorais qu’il y avait une fête.» Et mon aisance sera telle que personne ne remarquera mon inélégance.
Trad. A. C.
(Texte posthume. Première publication, sous forme de fac-similé du tapuscrit original, dans :
Em memória de António de Alcântara Machado, s. l., s. n., s. d. [São Paulo, impr. Elvino Pocai, avril 1936], p. I-IV ;
texte suivi d’un dessin anonyme représentant le lampadaire de la place Santa Cecília, à São Paulo.)
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