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Un poème retrouvé de Gangotena

  • Photo du rédacteur: antoinechareyre4
    antoinechareyre4
  • 6 avr.
  • 4 min de lecture

Une bonne trentaine d’années s’était écoulée depuis la première reprise des « poèmes français » de Gangotena par Claude Couffon (dans la mythique collection « Orphée » aux éditions de La Différence, 2 vols., 1991 et 1992) et l’étude pionnière d’Adriana Castillo de Berchenko (Alfredo Gangotena, poète équatorien ou L’écriture partagée, 1992). Entretemps, à la faveur de la création du fonds Gangotena à l’IMEC, avait paru une fort utile édition de la correspondance passive (Sous le figuier de Port-Cros, Jean-Michel Place, 2014 — étrange couronne de lauriers, tout de même, posée sur le front d’un poète absent des librairies), et en Équateur quelques études universitaires qui auront considérablement approfondi la lecture de l’œuvre. Avait-on tout dit ? Certes non.

La préparation de l’édition d’Orogénie et autres poèmes français, établie et préfacée par Émilien Sermier, bien plus qu’une simple réédition, aura été l’occasion non seulement de proposer un nouvel établissement des textes, mais aussi de reprendre à nouveaux frais la recherche autour du parcours biographico-littéraire de Gangotena, de l’histoire des textes et de leur réception. Comme de juste, il fallait s’attendre à quelques trouvailles, et sur certains aspects à de nouvelles conclusions.

Ainsi de la première version de « Boisson trouble » (poème recueilli dans Orogénie), curieusement oubliée par Couffon dans sa compilation des textes pré-originaux et par ailleurs jamais répertoriée par les spécialistes de Gangotena. Accessoirement, avec sa dédicace, cette publication (dans une jeune revue belge, qui plus est) atteste d’une précoce prise de contact avec Michaux (en fait, dès le début de l’année 1924, comme certaines sources permettent de le déterminer). Elle montre aussi que le recueil Orogénie, paru à l’été 1928 mais très tôt mis en chantier pour la collection « Une œuvre, un portrait » aux Éditions de la N.R.F., n’était pas fait pour révéler à proprement parler aucun poème nouveau — le seul inédit au sommaire, « Provinces éoliennes », ayant été lui-même programmé pour publication dans Philosophies de Pierre Morhange, mais cette revue avait trop tôt cessé de paraître. Pour le reste, et comme dans le cas des autres poèmes du recueil, l’examen des variantes laisse pantois.

A côté de la version définitive de « Boisson trouble », que l’on retrouvera dans notre édition, voici donc la fidèle transcription de cette première version.

 

Boisson Trouble.

 

A Henry Michaux.

 

Ô sourde nuit dans la gangue de mon âme consommée !

L’ode commence : que mugisse en moi l’imprimerie !

Fond cet ordre, rouge acide de l’été ;

Et que je palpe les vertes hanches de la prairie.

 

L’image du Saint-Esprit s’enflamme derrière les carreaux ;

Ses ailes brodées pendent aux extrémités du linteau.

Et me pénètrent, rameaux de rails de la rose des vents,

Leurs cris haineux : Pentecôte de mes parents !

 

Bruyamment, à l’automne du balancier, mes poumons s’agitent.

Les grands volets scient le vent où l’averse et mes tempes palpitent.

Puits béants sous l’arcade des conjonctions ; sueur de laque, plénitude des pores :

Je m’accroche aux parois de l’antre comme les larmes des madrépores.

 

Je suis nu.

Les jambes sordides.

La branche craque,

La branche mâchoire du solitaire.

Semblable au coq dans sa démence planétaire,

Par la blanche droite de craie je suis hanté.

Tantôt rigide Pallas :

Dans mes paumes

Le cri vert du crapaud se liquéfie.

La phrase, urgente missive, déchire son enveloppe ;

Mais où est-il le collier de l’assonance ?

 

Je rôde, aveugle, et cherche les 33 clous sur le plancher ;

L’alphabet du bois me rend les mots sonores, tout prononcés.

L’océan des cimes se précipite à la dentelle des crémaillères.

Pétrissez, forces solidaires de l’aventure, le limon de notre face !

Ô pur arpège de l’aurore infuse dans la filasse de l’ornière

Que laisse, sur les plaines du paysage, la brume lucide de mon extase !

 

Je m’inflige les routes glacées de l’altitude. La neige des cibles

Pour ces regards appétissant les pôles suprêmes du firmament.

Les syllabes du monocorde ; l’hymne et ses gorges indicibles

Éclatent dans l’espace du dormeur — à jamais terrassé d’accablement !

 

A la recherche lustrale de ses lingots ! vers les braises du soleil,

L’esprit charrie en ses faisceaux les cataractes de la falaise.

Franchissez les lézardes, ô lames, arrachez-moi de cette fournaise !

Travaillez, ongles ! ces pellicules ointes de sommeil !

 

Les arêtes du silex, la frondaison des roches et le calcaire

Jaillissent dans mes yeux — Ô parage métallique de bourdons.

Or tout fout le camp comme une perspective millénaire,

Jacob, vers ton échelle au comble de ses échelons.

 

Aux fûts de mes artères s’ajustent les flammes des vitraux.

Ce n’est point le nimbe mais la trace du dur sabot.

Ô gemmes, ô sources que l’oiseau gargarise dans son jabot !

Ô mânes de l’aquilon ébranlez les forêts par ces orgues végétaux !

 

Mais qui mouillera mes lèvres, ô Lazare, en ces lieux venant ?

Qui pourra mâcher la broussaille de mon exil ?

Ah ! l’infortune prend en moi la forme du contenant ;

Et l’âme sinistre embourbe le nombre de son blanc concile.

 

ALFRED GANGOTENA.

 

Sélection (Chronique de la vie artistique et littéraire),

dir. André de Ridder et Paul Gustave Van Hecke, secr. de rédac. : Georges Marlier,

4e année, n°3, Anvers, déc. 1924, p. 232-233.

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