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Vie & mort du père Brodo (en chantant)

« Le père Brodo passa en chantant. » — lit-on au détour d’un paragraphe, dans la nouvelle «Magasin Progrès de São Paulo» d’Alcântara Machado. Ce Brodo, ce n’est même pas un personnage secondaire, tout juste un figurant qui apparaît là, dans une galerie improvisée de figures typiques, à la suite de deux jeunes filles bras dessus bras dessous et du marchand de cacahouètes grillées, tandis que Natale Pienotto vient s’étirer sur le trottoir, devant sa boutique, lors d’une de ces fins de journée à la fois banales et caractéristiques comme le quartier italien de Bexiga en réserve à l’observateur.

La prose rapide et suggestive, au réalisme ultra-condensé, de Brás, Bexiga et Barra Funda est pleine de cette sorte de notations furtives, insignifiantes pour le lecteur pressé, pratiquement illisibles pour un lecteur non paulistain et plus encore pour le lecteur d’aujourd’hui, mais qui sollicitent de manière décisive tout un imaginaire collectif, en constituant, par petites touches, un décor parfaitement identifiable pour un lecteur plongé lui-même dans ce paysage de la São Paulo du début du XXe siècle, avec ses ambiances, son pittoresque et sa faune urbaine, dont ces types de la rue comme Brodo, parfaitement reconnaissable, mais oui. Enfin, pareilles mentions anecdotiques renvoient presque toujours, sur le mode connotatif, à ce même petit monde italo-brésilien qui est le thème explicite des nouvelles du recueil. Et ce Brodo, justement, l’auteur en eût aisément tiré une nouvelle à sa façon, pour sûr ; elle est là, en puissance. C’est dire qu’on gagne à lire entre les lignes.

Alors, qui était-il, ce Brodo ? Pour le savoir, comme souvent chez Alcântara Machado (ce passionné de la matière journalistique), il faut aller fouiller la presse de l’époque. On y apprendra que l’authentique Brodo (? - 12 novembre 1928) était originaire de Lucques, en Toscane ; que ce mystérieux déclassé était devenu un humble travailleur, ou un petit commerçant, même si l’on n’a pu déterminer tout à fait son métier (il semble qu’il collectait et revendait des copeaux de bois) ; qu’il était un peu porté sur la boisson ; et surtout, que ses talents de chanteur lyrique (pour les badauds) le firent remarquer, dans les années dix et vingt, comme une figure familière des rues du centre, qu’il hantait après sa journée de travail.

Certaine presse italienne locale, comme l’hebdomadaire satirique Il Pasquino coloniale, se plut à évoquer ce drôle de représentant de la colonie, lui attribuant tel bon mot sur l’actualité, le sollicitant parfois pour de burlesques interviews, et lui réservant à sa mort un touchant hommage. Diverses caricatures contribuèrent aussi à inscrire le personnage dans le pittoresque paulistain, en particulier celles du célèbre Voltolino (qui n’est pas pour rien le dédicataire principal de Brás, etc.), tardivement dans le même journal (voir les éditions du 17 octobre 1925 et du 20 février 1926), mais dont la première fut peut-être cette aquarelle (ci-dessous) qu’il exposa en avril 1916 parmi une centaine de travaux inédits. Elle fut reproduite en couleurs dans le magazine A Cigarra, où elle illustrait un texte signé Zema (?), lequel évoquant de belle manière ce «mélomaniaque», donne toute sa portée à la mention de Brodo dans la fiction d’Alcântara Machado, bien plus dense, décidément, qu’elle ne peut le paraître.

Pour l’édification du lecteur, nous donnons ce portrait, témoignage irremplaçable quoique un peu bavard et digressif, suivi de la non moins précieuse note nécrologique parue dans Il Pasquino coloniale, plus précise et circonspecte.



Le père Brodo

par

Zema


J’avoue qu’en le voyant pour la première fois, je le pris non sans commisération pour un fou, ou plutôt pour un joyeux ivrogne échappé, à cette heure-là, de quelque bouge vulgaire du quartier de la Luz. Sa voix de stentor, égrenant en notes gutturales des bouts d’opéra, des airs rabâchés* sur les gramophones ou des réminiscences confuses de chansons napolitaines déjà démodées, s’imposait sur le tumulte de la rue, où passait à cette heure de l’après-midi, au coucher du soleil, toute l’activité fébrile du mouvement et de la vie refluant depuis les artères centrales, comme le sang de l’aorte, vers la périphérie de la ville et des faubourgs. Et lui, absorbé, tout à l’enchantement de sa musique, allait sur la chaussée ou sur le trottoir, s’ouvrant un chemin dans les rangées compactes des passants, hurlant ses notes comme un automate libéré sur la corde, se faisant entendre de tout le monde, indifférent aux regards ironiques de la foule et aux lourdes railleries des vendeurs de journaux et des petits garnements de la rue. Il ne se lassait pas. Le souffle lui sortait toujours avec force et abondance des poumons, en des notes roulées sur un rythme barbare, colorées d’âpres inflexions et propulsées en un allegro vivace qui ne connaissait pas les complexités des ritenutos ou des smorzandos, et il suivait la mesure avec le mouvement chronique et rigide d’un métronome. Son corps se redressait parfois comme si ses muscles étaient tendus par l’animation du chant. À d’autres moments, il se relâchait et se courbait comme s’il disparaissait sous le poids sentimental d’une partition inconnue. Son torse et ses membres, même dans la préoccupation instinctive de la marche, simulaient des cadences de danses et une mimique de gestes accompagnant l’émotivité de la musique en des poses* barbares et simiesques. Et, la main sur l’oreille, formant une coquille, il semblait écouter dans un monde à part l’inspiration secrète d’harmonies inconnues et inspirantes qui filtraient dans son âme et forçaient le passage entre les fibres de sa glotte en des tons grossiers de gammes rudimentaires.

Ivrogne ou fou ? Les deux, peut-être. L’ivresse de la musique le dominait comme les vapeurs capiteuses de l’alcool compriment les centres nerveux dans le cerveau du pauvre homme qui a abusé de libations répétées. La folie du rythme et de la mélodie le possédait avec la fixité d’une idée qui l’a emporté sur les autres et s’est convertie en manie, s’exprimant dans la suavité de sons devenus comme un écho tremblant dans la monotonie morne de la vie du sentiment et de l’intelligence. Un homme heureux, en somme. Pour lui, l’existence ressemble à un monde merveilleux d’harmonies d’accords suaves et de refrains variés, où toutes les choses, comme des instruments d’orchestre bien accordés, exécuteraient dans un accord parfait les morceaux adéquats d’une partition universelle. La symphonie des êtres, le mouvement de la vie, la musique dont les philosophes anciens disaient que les hommes privilégiés pouvaient l’entendre dans la rotation des sphères célestes et peut-être dans les tourbillons de l’éther qui forment l’aliment de la matière, étaient pour lui une réalité tangible. Un homme heureux, dont la vie semblait une eurythmie pérenne, pleine de douceur, d’illusions et de chansons…


* * *


Qui est cet incorrigible mélomaniaque qui passe ainsi, de jour, dans les rues de la ville, pleines de trafic, remplies de monde, ou désertes et sombres aux heures où tout le monde dort, entonnant toujours ses interminables mélopées ? On l’appelle «Brodo» et Voltolino a croqué sa figure et son geste d’un trait magistral, légèrement caricatural, qui méritait bien d’être archivé en ces pages.

D’où lui vient son nom ? Quelle en est la signification et la raison d’être ?

Je l’ignore. D’aucuns disent que c’est un ouvrier laborieux, qu’une fois son travail fini il quitte l’atelier tout absorbé dans les inspirations musicales d’un maestro avorté ou d’un grand artiste qui s’est détourné de la carrière et a laissé ses facultés à l’état embryonnaire, mais enchaîné fatalement à sa manie dominatrice et exclusive, chantant par nécessité instinctive et par l’imposition d’une force étrange et irrésistible.

Pour les autres, pour ceux-là qui jugent fous tous ceux qui ne suivent pas les étroits sentiers par où passe le grand troupeau humain, c’est un fou, inoffensif et joyeux, qui passe son temps à chanter sans raison, comme les insectes, en été, sous la chaleur du soleil, frottent leurs ailes en des cantilènes continuelles et emplissent d’hymnes la nature sans savoir pourquoi ils chantent.

Est-ce vraiment un fou, ou est-ce un philosophe ? Il y a tant de monde qui pleure que nombreux sont ceux qui verront une maladie mentale dans la joie d’un chant. Mais la musique n’exprime-t-elle pas également la douleur et la tristesse, l’amour et la haine, l’espoir et le désespoir ?

Qui sait de quelles régions viennent ces chansons que «Brodo» entonne dans sa furie musicale ? Des parages immobiles de la conscience qui a cessé de sentir, ou d’un cœur meurtri par la douleur, au paroxysme d’une agonie qui en a fait mourir toutes les fibres ? Ou est-ce plutôt le don magnifique, le privilège unique d’une visualité mentale qui lui permet d’entrevoir seulement, dans les hommes et les choses, l’aspect souriant et joyeux, contemplant la vie à travers un prisme toujours rose ?...


* * *


Démocrite, le philosophe qui riait de tout, la légende dit qu’il se creva les yeux pour mieux se concentrer sur la suprême extase de ses idées à l’alacrité permanente, et qu’à travers ses orbites éteintes il continua à voir le monde, en optimiste, content de tout, y compris de son malheur. Héraclite, au contraire, pleurait sur tout et maudissait tout, avec le pessimisme triste et désolant d’un vaincu, d’un incroyant, du sceptique qui le premier inventa la maxime : «Rien n’existe, tout devient.»

Les extrêmes se touchent. Les deux philosophies se confondent. Dans ce monde, l’on rit et l’on pleure à chaque instant. L’existence s’écoule au milieu des rires et des larmes. Qui sont les plus heureux ? Oui, parce que les pleurs sont si souvent une bénédiction !...

Pour ma part, je pense que les plus heureux sont ceux qui peuvent chanter et ceux qui savent rire. Ceux qui de la vie parviennent à aspirer, comme d’une fleur fraîchement éclose, tout le parfum de la fortune, et pour qui le ciel de l’âme ne se couvre jamais de nuages sombres. Ceux qui jouissent de la santé et de l’amour et qui, sur les lèvres souriantes de la femme aimée, cueillent les doux baisers qui détournent du cœur les tempêtes immanentes du malheur…

Heureux aussi ceux qui peuvent tuer à temps le sentiment, pressant leur cœur entre leurs mains, et cyniquement se moquent de tout, méprisent l’amour et se rient de la mort.

Heureux ceux qui, se hissant en un effort herculéen au-dessus des contingences humaines et des misères du monde, conservent l’allègre innocence de l’enfance et l’enthousiasme chaleureux de la jeunesse.

Heureux ceux qui dans leur malheur chantent comme «Brodo» l’éternelle chanson des prédestinés, de ceux qui n’aiment plus, de ceux qui ne souffrent plus, de ceux qui traînent leur vie inconsciemment, comme le clapotis des vagues entraîne le bateau naufragé, perdu, parmi les sanglots, dans l’immensité des mers…

Ivre de musique, de sons, d’harmonies, toujours bercé par le rythme des chansons qui se répercutent en son âme, répandant les illusions acoustiques sur les montagnes de sable d’un désert sans fin, voguant en paix sur les sphères célestes où résonnent les hymnes et se répercutent les symphonies orchestrales — heureux «Brodo» qui passe tous les après-midi par ici, chantant pour la ville indifférente, comme les cigales, en été, frottant leurs ailes en des cantilènes stridentes, emplissent d’hymnes les forêts sans savoir pourquoi elles chantent, mais chantant toujours. Qui chante… son mal épouvante.


Mai 1916


Trad. A. C.


(Source : Zema, «O “Brodo”», ill. de Voltolino,

A Cigarra, São Paulo, 20 mai 1916.)



*


Le Caruso de São Paulo


Quel journal, plus que le nôtre, a le droit et le devoir de se souvenir du pauvre Brodo, mort lundi à la Maison de Santé Matarazzo, sans une larme, sans une fleur ?

Sur sa bouche fleurissait toujours le sourire, et son chant s’élevait serein et glorieux à travers les rues de São Paulo, dissimulant presque le drame de son âme.

Et dans son chant il y avait l’humour et la satire, que seul remarquait celui qui prêtait une oreille attentive aux paroles — souvent légères en apparence — qu’il revêtait des motifs les plus célèbres de notre plus belle musique. Légères mais aussi caustiques, et parfois non dépourvues d’un contenu de philosophie spontanée et peut-être inconsciente, mais implacable envers les hommes et les choses.

Le Caruso de São Paulo, comme nous l’appelions, n’était pas un être vulgaire, n’était pas un vagabond. C’était un travailleur, fier dans sa pauvreté. Il voulait vivre du fruit de son travail, non de la générosité.

Et quand il avait fini sa journée, faite d’une continuelle et dure activité, il errait dans les rues et sur les places de la ville en donnant libre cours à son chant, qu’il interrompait seulement si quelque individu qui lui était sympathique apparaissait devant lui, et sa cordialité se répandait alors dans toute sa franchise lucquoise.

Il était d’une famille aisée, nous pouvons même dire riche, et il avait occupé une position importante dans la société. Mais son âme qui dédaignait le vil conventionnalisme et son caractère qui ne supportait pas les contraintes hypocrites ne pouvaient s’adapter à la mensongère comédie sociale. Et il préféra… ramasser des copeaux de bois et chanter…

De même qu’il n’était pas un vagabond, il n’était pas un alcoolique. C’est à peine s’il avait bu une pinga, ou une batida… C’était un gourmet. Il buvait sa bouteille de bon vin toscan, qu’il dégustait béatement, lentement.

Puis, le demi-litre toscan sur les lèvres, il reprenait son chant ambulant.

C’était une bonne âme.

Et nous l’aimions bien !


Trad. (de l’italien) A. C.


(Source : «Il Caruso di S. Paulo»,

Il Pasquino coloniale, São Paulo, 17 novembre 1928.)

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