Huidobro par Seuphor
- antoinechareyre4
- 17 déc. 2024
- 3 min de lecture
Dernière mise à jour : 6 avr.
Chronique de Paris
[extrait]
par
Fernant Berckelaers
[alias Michel Seuphor]
VINCENT HUIDOBRO est à l’ordre du jour à Paris : Après une série de recueils de vers en espagnol et en français, cet homme de lettres chilien a publié récemment un livre politique : Finis Britanniae dans lequel il accuse avec véhémence la politique de colonisation britannique d’abus de droit et d’absence de scrupules. Il donne un bref aperçu des guerres de conquête anglaises, appelle l’Irlande, l’Inde, la Turquie, l’Égypte, l’Afrique du Sud, le Canada et l’Australie à un soulèvement général et décide de « faire de l’Angleterre l’ennemi héréditaire du monde entier ». Tout est écrit de manière claire et sans ambiguïté (avec une légère exagération) à la portée de quiconque sait lire. Seul le sous-titre Une redoutable Société Secrète s’est dressée contre l’Impérialisme Anglais demanderait plus d’explications que la vague histoire de cinéma avec laquelle commence le livre. Et au dos se trouve une explication en caractères gras propre à ramener le lecteur dans l’incertitude, dans l’incertitude poétique : « Un jour en passant près d’ici, quelqu’un se rapprocha de ces pages et il vit que l’auteur dépassait de toute sa tête le livre qu’il avait écrit. » Puis voici ce qui est arrivé : un soir, alors qu’il se rendait chez son ami Juan Gris, qui habite en banlieue, Huidobro fut enlevé dans une voiture par des Anglais et chloroformé. Il fut contraint d’écrire cent fois en français, en anglais et en espagnol : « L’Angleterre avant tout ! », et deux jours plus tard, il était remis en liberté. Pendant une semaine, la presse parisienne publia photos et commentaires : on considérait qu’il s’agissait d’une mystification publicitaire, d’un redivivus de Benoit. Cependant, quelques jours après ces événements, je trouvai Huidobro avec sa femme et ses enfants, loin d’être remis de ses émotions et des laxatifs qu’on lui avait fait avaler. Bien plus que des qualités politiques Huidobro a des qualités de poète. Cela se voit immédiatement lorsque l’on regarde les « Poèmes-tableaux » qui chez lui recouvrent les murs, après leur exposition au Théâtre Édouard VII. L’œuvre de V. Huidobro (qu’il appelle lui-même « créationnisme ») regorge de trouvailles saisissantes d’où rayonne parfois une grande puissance lyrique : « Farine du temps qui fera nos cheveux blancs » — « Je m’éloigne sur le fil de ta voix » — « La nuit vient des yeux d’autrui ». Le fond présente peu de variété, certains motifs reviennent souvent (lune et tabac à pipe) et le ton général est celui de « Mon enfant, ma sœur » ou de « La lune comme un point sur un i » : « La lune où tu te regardes », — « La lune même était une oreille » — « Ce qui tombe des arbres est la nuit » — « La lune sonne comme un cadran » — « Parfumant les années un nuage montait de mes lèvres » — « Oublie-moi, petit astre caché, c’est l’heure où j’embaume ma forêt » — « La fumée de ta pipe a gonflé les nuages et tout le ciel sent ton tabac ». Beaucoup de romantisme et de symbolisme peut-être, mais des images nettement définies et harmonieuses.
Le point de l’horizon est mon chapeau
Et sur toutes les plages
Ma cravate au vent est un drapeau
Globe-trotter
Je suis loin de moi-même
Au fond de ce brouillard je me souviens
(Un souvenir qui luit comme une lanterne
Orange dans la main)
J’étais au collège j’étais interne
Et je passais l’été
Au bord de tes yeux bleus.
[Texte original en néerlandais, illustré par le portrait de Picasso (1921).
Citations en français dans le texte.]
Het Overzicht, dir. Fernant Berckelaers et Jozef Peeters, no 21,
Anvers, avril 1924, p. 147-148.