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Huidobro plagiaire de Cocteau ?

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    antoinechareyre4
  • 14 déc. 2024
  • 7 min de lecture

Dans sa roborative préface à l’édition d’Horizon carré et autres poèmes français de Vicente Huidobro, Émilien Sermier évoque une anecdote pour le moins intrigante : le plagiat, lato ou stricto sensu, dont Huidobro (qui en la matière n’en pouvait mais) se serait rendu coupable à l’égard de Cocteau à la fin des années dix, sur la (mauvaise ?) foi d’une pseudo-interview de ce dernier publiée dans une revue cubaine à la fin des années vingt…

Il se pourrait bien que l’un comme l’autre, par trop sourcilleux quant à son autorité, ait pris trop vite au pied de la lettre une chronique qui affichait tout de même un ton un peu léger, non sans receler quelque vérité sur le moment artistico-littéraire parisien de 1917/1919…

Mais enfin nos lecteurs, parmi les plus exigeants, réclament de plus amples informations.

Voici donc le dossier complet, dans une traduction exclusive et sans autre forme de commentaire :


[1]


Jean Cocteau

par Alberto Insúa


Cocteau.

Face de rat.

Corps d’Arlequin.

Le Coq et l’Arlequin : un de ses livres. Le coq, la France. L’Arlequin, Cocteau. Cocteau fut, entre 1918 et 1923, le premier funambule de France. Cinq années sur la corde raide. Sans tomber ? En tombant, exprès. Il me disait de Tristan Tzara : « il marche sur la paume des mains. » Lui aussi. Mais, d’un bond, en une parfaite parabole, il retombe sur ses pieds. Il sait ce qu’il fait. Et il fait ce qu’il veut. Un fou plein de sagesse*.

Fou Cocteau ! Fou Cocteau !* Les gens, à Paris, le traitaient de fou le soir de la première de Parade. Mais avec sympathie, avec gaieté. Parade était une folie*, une triple folie. Fou, le thème de Cocteau. Fous, le décor et les costumes de Picasso. Et folle furieuse, folle à lier, folle à s’en boucher les oreilles, la musique de Satie. Paris adore les folies*. Sauf les Folies Bergère, qui sont faites pour les Yankees.

J’ai connu ce fou de Cocteau dans une librairie. Une librairie littéraire. Les libraires étaient écrivains. Elle s’appelait rien de moins que la « Société Littéraire de France ». Les étagères peintes en bleu. Chaque livre, un jouet. Une boîte à joux-joux*. Une librairie avec de la musique de Debussy. On venait d’éditer là le Potomak de Cocteau. Un fleuve américain en français. Dans un français de cirque. Je voulais que Cocteau me parle de Cendrars, de Tristan Tzara, de Max Jacob, de Reverdy, d’Apollinaire, de Huidobro.

Huidobro. un voleur.

C’est un voleur, Monsieur.*

Il lui avait volé des idées, des vers, des thèmes. Il pouvait me le démontrer. Je lui répondis :

— Il n’en manque pas. J’admets la possibilité de ce vol. Et j’en suis enchanté, Monsieur Cocteau.

Vous dites ?*

— Que je suis enchanté qu’un Hispano-américain vole ainsi, en France même, un Français. Huidobro vient pêcher en France les idées et les vers « nouveaux » tout vivants. Les autres les reçoivent en conserve et rincés à l’eau.

— C’est un point de vue.

— Parlez-moi d’Apollinaire.

— Rien de plus simple : lui et moi. Lui détermine la révolution dans la peinture. Moi, dans la musique. À nous deux nous avons changé l’aspect des choses dans le monde artistique.

Et Cocteau allongeait, nerveux, son museau de rat, prévenant un sourire ironique. Je ne souris pas. Je pris une allure très sérieuse. Et je lui dis :

— Très bien. Mais, et Cendrars ?

— Pfff !

— Et Tristan Tzara ?

— Tzara ? Je vais vous dire…

— Et Max Jacob ? Et Reverdy ? Et Salmon ?

— Écoutez — répondit-il accablé —, ces amis et compagnons sont admirables, mais Apollinaire et moi…

— Êtes-vous leurs chefs ?

— Nous sommes les initiateurs du mouvement qu’ils suivent.

— Quel mouvement ? Le cubisme ? Le dadaïsme ?

— Vous êtes incroyable, monsieur. Confondez-vous des choses aussi hétérogènes ? Je tolère le mot cubiste pour désigner l’œuvre d’Apollinaire et la mienne. Mais Dada ! Je n’ai pas le moindre contact avec Dada.

Dada vous renie.

Et je m’en f… Dada c’est d’une timidité abonde [sic].*

— Alors, il devrait vous assassiner ?

— Pourquoi pas ?*

Il aurait plu à Cocteau de mourir de la mort de César. Mais Dada ne faisait que taper des pieds avec ses pieds en carton.

Nous nous levâmes pour nous dire au revoir. Je devais récupérer un paquet de livres et je restai un peu plus longtemps que Cocteau dans la boutique, où bleus étaient les étagères, les tapis et les yeux de la vendeuse*. De la vendeuse* qui, sur un fond à la Matisse, était aérienne et achromatique — avec quelle harmonie ! — à la Renoir. — À demain, Mademoiselle.*

Je sortis, imprégné de bleu. Dehors, le monde était gris, d’un gris sec de pierre ponce, et d’un gris humide et brillant de taupe. Cocteau se dirigeait vers le boulevard Saint-Germain, sous la bruine, rythmique et simplement charnel, tandis que les losanges polychromes de son costume perdaient leur teinte avec une cinématographique rapidité. De sorte que, la rue de l’Odéon allant mourir sur le boulevard, son costume semblait d’asphalte.

Cocteau. — Arlequin

Cocteau. — Caméléon.

Il s’est « déjà » converti au catholicisme. Pénultième pirouette ?...


1927 [Revista de Avance], 1re année, n°5,

La Havane, 15 mai 1927, p. 106-107.



[2]


Les lettres

[extrait]


Le courrier des Treize :

On me signale une fausse interview de moi dans une revue cubaine : Revista de Avance, où je maltraite mes amis de toujours, Max Jacob, Cendrars, Reverdy, Salmon et où j’accuse un écrivain chilien, V. Huidobro, de m’avoir volé des textes.

Ces balivernes peuvent devenir dangereuses si une amitié s’en inquiète. Vous seriez aimable de dire que je ne donne jamais d’interview à l’étranger et que je n’habite presque plus jamais en ville.

Jean Cocteau.


L’Intransigeant, Paris, 7 mars 1929, p. 2.



[3]


Responsabilité


On me signale une fausse interview de moi dans une revue cubaine : Revista de Avance, où je maltraite mes amis de toujours, Max Jacob, Cendrars, Reverdy, Salmon et où j’accuse un écrivain chilien, V. Huidobro, de m’avoir volé des textes.

Ces balivernes peuvent devenir dangereuses si une amitié s’en inquiète. Vous seriez aimable de dire que je ne donne jamais d’interview à l’étranger et que je n’habite presque plus jamais en ville.

Jean Cocteau.


(De L’Intransigeant, Paris, 1er [sic] mars 1929)

[Transcrit en français.]


La « revue de progrès » à laquelle Cocteau fait allusion n’est autre que la présente, dont la datation éponyme, manifestement, n’est pas encore assez connue. Et l’article auquel renvoie l’écrivain français est celui de M. Alberto Insúa que nous avons publié dans le numéro de mai de 1927. Quoique ce papier n’avait ni le caractère ni la prétention d’une interview, mais plutôt celle d’une réminiscence littéraire, il s’y disait en effet ce dont, pour le nier, M. Cocteau se fait l’écho. Non sans exprimer tous nos regrets, nous profitons de cette occasion pour déclarer que nous ne nous tenons pas pour responsables des opinions soussignées par nos collaborateurs, précisément parce que nous veillons à ce que ceux-ci soient toujours des gens responsables. Par ailleurs, le perspicace Cocteau a déjà compris, dans le cas présent, que les allusions qu’il conteste n’étaient que « balivernes* ». Insúa dira si elles sont historiques ou non.


1929 [Revista de Avance], n°33,

La Havane, avril 1929, section « Directrizes », p. 97.



[4]


Insúa répond à Cocteau


D’une lettre que nous avons reçue d’Alberto Insúa, nous extrayons les paragraphes qui suivent :


« Je vois reproduites dans le numéro d’avril de 1929 — et bien discrètement commentées — quelques lignes de Jean Cocteau, dans L’Intransigeant de Paris, où il qualifie de “fausse interview*” le petit article que je lui ai consacré dans le numéro de mai de 1927. En effet “cela” n’était, ni ne voulait être, une interview. Mais la remémoration — vague peut-être et, bien entendu, humoristique —, d’une conversation que j’eus à Paris, en juillet 1919, avec l’auteur du Potomak. Le lieu de l’insignifiant dialogue : la librairie de la Société Littéraire de France, qui était installée rue de l’Odéon. L’un des directeurs de la sympathique et défunte société, Henry de Perera, nous avait présentés l’un à l’autre. Je conserve une lettre de Cocteau qui fait concrètement référence à notre discussion. Les jugements qu’il y émettait sur Reverdy, Max Jacob, Tristan Tzara, Cendrars, etc., peut-être bien ne sont-ils pas, avec une exactitude mathématique, ceux que j’ai mis dans mon article, que j’ai écrit à La Havane, huit ans après mon tête-à-tête* avec Cocteau. Quel dommage que celui-ci n’ait pas eu de témoins ! Car pour ce qui concerne Huidobro, l’accusation de Cocteau contre Huidobro, je m’en souviens presque textuellement…

« Enfin, peu importe Cocteau et son jésuitisme… Ce qui m’importe, c’est de démontrer que je n’ai pas envoyé à 1927 une “fausse interview*”, mais une “charge littéraire*” aux dépens de Cocteau. Je n’allais pas faire moins que Dada. Mais ma charge* avait une base solide : ma conversation “historique” et démontrable avec Jean Cocteau. »


1929 [Revista de Avance], n°35,

La Havane, juin 1929, section « Directrizes », p. 161.



[5]


Cocteau-Insúa


1.— Numéro de mai de 1927 : Alberto Insúa publie quelques piquantes réminiscences de certaine conversation entretenue avec Jean Cocteau à Paris, en juillet 1919, et égayée par des allusions à Reverdy, Max Jacob, Huidobro, etc.

2.— L’Intransigeant, 1er [sic] mars 1929 : Cocteau déclare fausse l’« interview » publiée dans 1927.

3.— Numéro de juin de 1929 : Insúa : « Ce qui m’importe, c’est de démontrer que je n’ai pas envoyé à 1927 une “fausse interview*”, mais une “charge littéraire*” aux dépens de Cocteau… Mais ma charge* avait une base solide : ma conversation historique et démontrable avec Jean Cocteau. »

4.— Dans un périodique cubain, l’imagination tropicale qui ne fait jamais défaut qualifie Insúa de simulateur et de truqueur. [Source non identifiée par la recherche.]

5.— Ce que voyant, Insúa se résout à nous envoyer la preuve de sa conversation avec Cocteau, laquelle pour toute démonstration et édification de nos lecteurs, nous publions en fac-similé :



Texte de la lettre ci-dessus [transcription en français] : « Cher Monsieur — Voici la notice secrète. Vous y trouverez de quoi faire un article que personne n’est assez renseigné pour écrire. Pas un mot de ma contribution S.V.P. Ne dites même pas que vous avez parlé avec moi. Pour les portraits voici le mien. Ayez la prudence de demander à chacun le sien. Cendrars : à la Rose Rouge rue Volney. Reverdy : 12 rue Cortot Paris. Max Jacob : 19 rue Gabrielle. — Jean Cocteau. — P. S. Vous pouvez dire que Reverdy a dirigé la jeune revue NORD-SUD, où ne collaborèrent ni Cendrars ni moi. »


1929 [Revista de Avance], n°37,

La Havane, août 1929, p. 252.


 

Textes traduits de l’espagnol par A. C.,

exception faite de la note originale de L’Intransigeant.


(Les mots et fragments en italique suivis d’une astérique

sont en français et en italique dans les textes.)

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