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In memoriam (1): Alcântara Machado par Sérgio Milliet

Mourir jeune permet parfois à la postérité de s’occuper plus vite de vous. Le 14 avril 1935 à 14h25, à la Maison de Santé São Sebastião, à Rio de Janeiro, disparaissait António de Alcântara Machado, écrivain moderniste, journaliste et depuis peu politicien originaire de São Paulo. Il allait sur ses 34 ans et n’avait guère à son actif, en termes de production littéraire, qu’un reportage et deux minces recueils de nouvelles. Les publications posthumes n’allaient pas tarder mais d’abord, un an plus tard très exactement, à l’initiative de sa famille, paraissait le volume collectif Em memória de António de Alcântara Machado, une précieuse compilation d’articles nécrologiques, discours, souvenirs et hommages divers.

Parmi les meilleurs témoignages que contient cet ouvrage, voici celui de l’écrivain et critique Sérgio Milliet (1898-1966), ex-camarade du mouvement moderniste, qui éclaire on ne peut mieux de quel esprit sortirent, entre fiction et chronique locale, les nouvelles de Brás, Bexiga et Barra Funda, ces «informations de São Paulo».


António de Alcântara Machado

par

Sérgio Milliet


Loin de São Paulo, António de Alcântara Machado gardait les yeux tournés vers sa terre natale. Dans les lettres comme en politique, dans l’action comme dans la pensée, sa préoccupation permanente était de l’élever. Il n’avait rien, cependant, du chauvin*. Son régionalisme était large et sain comme son esprit et, comme lui, perspicace. Ne fût-ce que parce que rien n’obscurcissait sa clairvoyance ironique, son observation des plus subtiles, matière première de quelques-unes des meilleures nouvelles de notre littérature. Il n’était pas sujet aux transports d’éloquence parce que les grandes paroles lui semblaient vides et lourdes, confuses et banales, et parce que son intelligence, qui conduisait Paulo Prado à la comparer à celle d’Eduardo Prado, était précise et originale, rapide et pleine de substance. Son amour pour la terre pauliste passait par le filtre de la pudeur. Rien ne l’irritait davantage que le vers célèbre : «Patrie, je palpite en toi» [d’Olavo Bilac (1865-1918) - NdT] Le sentimentalisme tapageur lui répugnait et il le repoussait de son rire agressif. Il niait habituellement comprendre la poésie, mais il n’était pas rare de le trouver en train de feuilleter les poèmes difficiles de Remy de Gourmont. C’est que, extrêmement sensible au ridicule, il dissimulait soigneusement tout ce qui aurait pu dévoiler aux indifférents le moindre recoin de son âme. La bêtise, l’acacianisme [par antonomase sur le Conselheiro Acácio, personnage du Cousin Bazilio (1878), du romancier portugais Eça de Queiroz (1845-1900) - NdT], l’exhibitionnisme trouvaient chez lui un caricaturiste impitoyable. D’un autre côté, l’intelligence et l’originalité ne l’aveuglaient pas non plus. Il demeurait lucide devant la vie, jugeant sans partialité amis et adversaires.

Loin de São Paulo, il gardait les yeux tournés vers São Paulo. Et, parce qu’il l’aimait beaucoup, il passait son temps à l’étudier avec affection. Aucun détail ne lui échappait, aucun aspect ne le laissait indifférent. Il la comprenait entièrement. Dans toute l’hétérogénéité qui lui est caractéristique. Depuis le fazendeiro traditionnel jusqu’au gamin du Brás. Y compris le système patriarcal bien de chez nous. Mais, citadin principalement, la vie urbaine de São Paulo l’attirait le plus souvent.

Conteur* et causeur*. Quand il apparaissait parmi nous, durant les congés de la Constituante [à Rio de Janeiro, en 1933-1934 - NdT], la nouvelle se répandait aussitôt. «António est là !» — Nous arrivions devant lui en disant: «Raconte!» Cela suffisait. António riait et commençait. Des heures durant, il racontait. Nous nous soulions d’alégresse. Par le crible de son ironie passaient les hommes du moment. Une mémoire stupéfiante l’aidait à conserver intactes les plaisanteries, les bouts de discours, les interruptions et les incidents. Ensuite, il nous interrogeait. Mais il donnait l’impression de ne pas savoir écouter. Son insatiable curiosité, qui le conduisait à interroger, trouvait satisfaction dans l’observation directe et dans une compréhension plus rapide que l’expression de ses amis. Les demi-mots lui suffisaient.

Cette curiosité, conjuguée à son amour pour São Paulo, le poussait, en forçant son tempérament distant et aristocratique, à vivre dans la proximité des plus humbles pour leur ausculter l’âme et l’expression. Incognito, dans les tramways des quartiers pauvres et dans les bruyants cafés du centre, il se mêlait à la plèbe pittoresque et spontanée dont il appréciait le langage savoureux. Certaines phrases populaires, certains mots d’argot, il les ruminait avec volupté. Ses grands amis, ses meilleurs informateurs — avait-il coutume de dire très sérieusement — étaient le cireur de chaussures, le barbier et le vendeur de journaux. Il s’en remettait au jugement sain de ces gens-là et plus encore à la justesse de la langue qu’ils employaient. Mais il n’affectionnait pas que l’habitant de sa ville, il en aimait aussi le paysage et le climat, ne supportant seulement pas cette mentalité classes conservatrices, mélange d’égoïsme et d’esprit provincial.

Si de l’ironie et de l’observation qui lui étaient particulières est née la littérature de Brás, Bexiga et Barra Funda et de Laranja da China, de ce tempérament citadin est sorti le journaliste. Il adorait le journal. Et faute de journal, la revue. Le Jornal do Comércio, Terra roxa [e outras terras], la [Revista de] Antropofagia, la Revista Nova, Vida dos Municípios, le Diário de São Paulo, le Diário da Noite constituèrent ses successives préoccupations. C’est là qu’il affûta, dans une épatante capacité de production, son style incisif de chroniqueur. Il savait écrire pour le journal et, chose beaucoup plus rare, il savait lire le journal. Il chassait l’important, le pittoresque, avec une grande sagacité. Et ce que personne n’avait vu, il le trouvait, même perdu dans la partie extra-éditoriale. «Je lis tout, depuis les télégrammes jusqu’aux annonces, en passant par les sections libres», disait-il. Et il lisait tout, de fait. Combien de fois avons-nous été stupéfaits. Il allait chercher une coupure de presse qu’il avait rangée et revenait triomphant : «Vous avez vu cette merveille?» C’était un extrait de reportage ou une déclaration de section libre dont le style l’avait intéressé. «Mais où vas-tu donc découvrir ces choses-là ? demandions-nous. — Eh bien, vous ne savez pas lire les journaux. C’était dans l’Estado [de S. Paulo]

Pauvre António ! Il avait en horreur l’ostentation, le luxe, le protocole. La politique ne l’avait jamais tenté pour cette raison, et à cause des concessions auxquelles elle oblige. Seule la Révolution de 1932 parvint à l’arracher à son fauteuil de spectateur. Il entra dans la carrière avec la honte craintive de ceux qui aperçoivent la tristesse de nos coulisses. N’eût été son orgueil bien pauliste, il se serait excusé auprès de ses amis. Il y allait sans grandes illusions. Avec un vague espoir, peut-être, de rénovation. Le renouvellement de la littérature, auquel il avait tant contribué, était pour lui le souvenir d’un succès qui augurait d’autres possibilités. Calme, réfléchi, intelligent et extraordinairement sympathique, peut-être allait-il réussir quelque chose, et nous, les sceptiques, suivions avec affection son action. En l’exhortant et en analysant avec lui l’environnement national d’une comique et tragique instabilité. Son optimisme et sa confiance emportaient notre conviction. Passionné comme il l’était, il aurait été un chef au sein de sa génération.

Il était. Il disait. Il faisait. Ces terribles passés nous remplissent de tristesse. Ils sont, toutefois, notre seule consolation. Par eux se manifeste encore sa présence parmi nous.

«La mort a des rigueurs à nulle autre pareilles», affirmait Malherbe. Mais rigueurs n’exprime pas ici la réalité. Le mot donne l’idée d’une punition. Et António ne pouvait être puni parce qu’il n’eut pas le temps de fauter. Cruauté, injustice conviendraient mieux dans son cas. Cruauté de l’arracher à la vie en plein jaillissement du corps et de l’esprit. Injustice de lui briser les ailes quand s’affirmait en fin de compte son vol serein et profitable, après les acrobaties initiales.

Il eut, c’est vrai, la consécration du cortège funèbre officiel et des discours devant le tombeau. Mais il eut aussi, ce qui lui eût été plus précieux si, par miracle ou par magie, il lui avait été donné de contempler ses propres funérailles, la consécration anonyme de ses humbles amis. Car, tandis que se déroulait la triste cérémonie de son enterrement, le vendeur de journaux criait, innocent et irrévérencieux, «la mort de Machado». Le cri stupide qui nous révolta n’aurait pas échappé à son annotation amusée, à sa philosophie optimiste des hommes et des choses. C’était le couronnement amer et citadin, bien immigrant et bien régional, bien populaire, d’une vie et d’une œuvre affectueusement tournées vers le peuple et la terre de São Paulo.


Trad. A. C.


(Source : Em memória de António de Alcântara Machado,

s. l., s. n., s. d. [São Paulo, impr. Elvino Pocai, avril 1936],

p. 180-185.)

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