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“Un film aux estomirantes bigarrures”: Gonzague-Frick lit Horizon carré

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    antoinechareyre4
  • 6 déc. 2024
  • 4 min de lecture

Dernière mise à jour : 18 mai

L’œuvre poétique française de Vicente Huidobro (1893-1948), chilien si l’on veut, n’a cessé de se faufiler parmi nos avant-gardes, du cubisme au surréalisme en passant par le dadaïsme et tout un « esprit nouveau » parisien et cosmopolite. Las, elle ne rencontra en général que de rares et brefs échos critiques.

Ainsi du recueil inaugural de la première étape française, issu en partie de premières publications dans la revue Nord-Sud, et première manifestation à proprement parler de la poétique « créationniste ». Édité par l’auteur et achevé d’imprimer chez Paul Birault en décembre 1917, avec un tirage de tête de 19 exemplaires ornés en frontispice d’un dessin original de Juan Gris, et 250 exemplaires non numérotés, Horizon carré n’eut guère l’honneur que de quatre notules — et du long article que voici.

C’est chronologiquement le premier texte de quelque ampleur consacré à Huidobro dans la presse française. Quoiqu’un peu maniéré et marqué par une affabilité légèrement cryptique hors contexte, il est manifestement informé par une fréquentation directe de l’auteur et n’est pas sans livrer quelques utiles clefs de lecture. Un document de première importance, en somme.

 

Poësie

Horizon Carré par M. Vicente Huidobro

(édité par l’auteur)

par

Louis de Gonzague-Frick

 

M. Vicente Huidobro est un affable citadin de Santiago, qui aime d’un amour égal le pays du Cid et celui du vicomte de Châteaubriand ; son arbre généalogique porte l’orange d’Espagne et le gui d’Armor que M. Max Jacob, naguère archiprêtre du druidisme, agitait en cadence au seuil du Sacré-Cœur. M. Huidobro a donc de qui tenir par ses origines ; il important qu’elles fussent précisées afin d’éclairer d’un agréable jour son esprit et son œuvre où l’Europe et l’Amérique jouent à l’éteuf sous les lunettes présidentielles de M. Wilson.

Horizon Carré constitue le premier ouvrage en langue française (1) de notre aimable auteur ; sa jeunesse est ardente et féconde ; M. Huidobro a déjà publié en langue espagnole cinq livres de poèmes et deux volumes de critique.

C’est assurément plus qu’il n’en faut pour s’imposer à l’audience de ses concitoyens. Ne représente-t-il pas leur vibrante courtoisie, leur goût de la société raffinée, telle qu’elle existait avant l’intronisation de l’Onochoïritès et de son cortège burlesque ?

M. Huidobro se plaît fort à deviser de philosophie et il incline de bonne grâce vers le bouddhisme lorsqu’il s’entretient des sages orientaux avec le commentateur (2) paradoxal et fastueusement lyrique de Maïtreya, le dieu chinois qui doit régenter le Céleste Empire — écrirons-nous encore et toujours — dans quelque deux mille cinq cents ans.

Des ouvrages antérieurs de M. Huidobro se dégage un panthéisme qui eût charmé les cornacs du siècle de Leconte de Lisle. L’auteur d’Horizon Carré eut des rêves coruscants de visionnaire dans son studio chilien. Il relate volontiers que ses efforts vers une neuve esthétique furent parallèles à ceux de M. Pierre Reverdy, vigoureux nautonier de Nord-Sud, qui lance de sa Lucarne ovale un extraordinaire essaim d’images hypercinématiques. Nous laisserons à des psychologues de profession (MM. Paul Adam et Pierre Decourcelle), tous deux férus du génie latin, le soin d’étudier cette concomitance fortuite dans l’art du vieux Mélégisène et qui se produit, d’un monde à l’autre, de Santiago à Paris ; il sied de mentionner, au surplus, que M. Huidobro se rencontra pour la première fois, en 1916, avec le groupe de Nord-Sud et celui de Sic, où l’on trouve la bonhomie plaisante, le curieux naturel de M. Pierre Albert-Birot et son souci d’édifier une œuvre qui ait un visage fort dissemblant de ceux que l’on croise dans les froides avenues du poncif ; un visage « personnel », c’est-à-dire incommunicable au sens théologal du mot.

Après une chaleureuse collaboration à Nord-Sud, M. Huidobro se rendit à lui-même ; il nous offre aujourd’hui un recueil dont l’artifice typographique et le syntagme ressortissent aux Spirales de M. Paul Dermée.

Ses poèmes sont rapides et nul fil conducteur ne les relie. Une illustration de M. Juan Gris orne le volume avec subtilité et annonce, en l’accusant, « son dessein géométrique ».

M. Huidobro ne néglige pas de nous avertir, dans un épigraphe, qu’il proscrit « l’anecdote et le descriptif », que « l’émotion doit naître de la seule vertu créatrice », que le poète doit transformer les motifs de la vie en vue de leur conférer une nouvelle existence, aussi différente de la première que le permettra l’art des métamorphoses.

Ce sont là des principes généralement admis par les jeunes poëtes. L’auteur ajoute :

« Faire un poème comme la nature fait un arbre. »

Fort bien, mais la nature varie ses formes à l’infini, tandis que M. Huidobro semble opérer d’après un système qui produit des résultats trop souvent analogues, et ses poèmes se ressemblent plastiquement comme deux figures tissulaires ou, mieux, « deux horizons carrés ».

Le fait est que M. Huidobro éloigne volontairement tout ce qui peut se présenter à lui sous un aspect réel. Il craindrait, ce faisant, de « reproduire » et non de « recréer ». Aussi bien s’ingénie-t-il  à la plus singulière déformation et donne-t-il aux objets une apparence et un contour imaginaires. (La nature, elle aussi, nous livre de l’étrange et de l’énigmatique.)

Certes, M. Huidobro ne manque ni d’alacrité, ni de pétulance, et sa poésie se déroule devant nos yeux comme un film aux estomirantes bigarrures.

Sa ferveur pour l’Orient l’incite à prendre parfois le ton du fabuliste ; il érige les plus beaux châteaux ibériques sur un mode qui exclut le doute. Seule, la parole du poète, pense-t-il intérieurement, équivaut au miel de la Sagesse.

Son lyrisme ne se drape d’aucun « cérémonial ». Il cherche à nous surprendre par des effets d’optique, des renversements de valeurs, et il préfère les étincelles de sa pipe à la scintillation solennelle des astres.

M. Huidobro emploie fréquemment, et sans doute avec ivresse, le pronom indéfini « personne », et il lui donnerait volontiers le sexe auquel appartient Mme Valentine de Saint-Point par la double effusion de sa galanterie française et de sa munificence espagnole.

 

(1) Afin d’éviter toute méprise philologique, il convient de notifier qu’Horizon Carré, ouvrage de présentation française, a été conçu, pour la plus grande partie, dans « l’euphuïsme de Gongora ». C’est donc, à quelque chose près, un livre de translation.

(2) Il s’agit de notre confrère, M. Louis Latourette, lequel prépare un ouvrage sur le « Bouddha futur qui scellera l’alliance de l’érudition et de l’ingéniosité poétique ».

 

Le Carnet critique (littéraire, artistique, musical),

Paris, n°5, 15 avril – 15 mai 1918, p. 12-14.

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