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Une heure avec Alcântara Machado

En juillet 1927, près de quatre mois après la parution de Brás, Bexiga et Barra Funda, Alcântara Machado accordait à un grand quotidien de Rio de Janeiro une épatante interview (une sorte de).

À ce moment-là, une bonne dizaine d’articles, généralement excellents, avaient déjà paru sur le livre : qu’on lise notamment, ici-même, ceux de Mário Guastini, Carlos Drummond de Andrade, Rodrigo M. F. de Andrade, Martim Damy, João Ribeiro ou Mário de Andrade. Six autres, non moins remarquables, allaient encore paraître.

Ces propos recueillis par Peregrino Júnior (1898-1983) furent en fait délivrés par écrit depuis São Paulo, entre le 3 et le 22 juin, date de leur expédition par courrier. Ils avaient d’ailleurs été plus ou moins programmés de longue main, depuis début avril au moins, comme en témoigne la correspondance de l’auteur avec l’ami carioca Prudente de Morais Neto, qui en reçut justement le truculent commentaire donné ici en appendice.

Au milieu de considérations lucides et stimulantes sur les tendances et le cours du mouvement moderniste, l’impitoyable et facétieux Alcântara Machado délivrait aussi quelques idées fondamentales sur la situation de la prose de fiction au Brésil, et sur le travail de création en général. Un bel et rare document d’histoire littéraire, encore tout palpitant.



Les opinions et observations d’un moderniste brésilien

sur le modernisme brésilien

Une heure avec M. António de Alcântara Machado

propos recueillis

par

Peregrino Júnior


«Le modernisme brésilien, aujourd’hui, ressemble plus

à un centre de débats qu’à un mouvement créateur.»


«D’un côté, l’exubérance livresque ; de l’autre, l’ignorance

luxuriante. Deux maux du modernisme brésilien.»


M. António de Alcântara Machado est l’une des figures centrales du mouvement moderne au Brésil. Et c’est un nom à l’ordre du jour. Il est à l’affiche depuis qu’il a publié les admirables nouvelles de Brás, Bexiga et Barra Funda.

Parmi les écrivains modernes du Brésil, aucun n’est plus intéressant que M. António de Alcântara Machado. C’est un authentique prosateur. Comme on n’en voyait pas, dans ce pays, depuis bien des années. Et, ce qui est plus singulier encore — il a plu. Un grand écrivain. Parmi les plus grands que notre littérature ait connus.

Pourtant, tout le monde l’aime bien ! La critique lui a adressé des éloges unanimes et le public a épuisé ses livres avec une voracité déconcertante. Ce fut le cas avec Pathé-Baby — un livre simplement curieux. Et ce fut le cas, dernièrement, avec Brás, Bexiga et Barra Funda — un livre excellent. Nous sommes donc en progrès. Le public et la critique.

M. Alcântara Machado présente un singulier tempérament d’écrivain. Avec une sensibilité pure, un esprit d’observation aiguisé, il va dans la vie avec de grands yeux de «kodak», fixant avec exactitude les choses qu’il trouve sur son chemin. Il ne déforme pas. Il n’embellit pas. Il fixe les personnes et les choses comme elles sont. Mais son âme est toujours émue, et parfois ironique aussi, devant les spectacles de la vie. C’est ainsi qu’il a transformé en histoires délicieuses les aspects actuels de la vie intime et quotidienne de sa ville, São Paulo — ville surprise. São Paulo — ville dont le stupéfiant progrès se maçonne dans le mélange confus de toutes les races et de toutes les langues — São Paulo est toute entière dans les nouvelles de M. Alcântara Machado. Direct, simple, clair, M. Alcântara Machado représente une exception fascinante parmi nos prosateurs. Il écrit sans littérature. Sans chercher bêtement à parler de manière compliquée, à faire des thèses et à expliquer les phénomènes sociologiques. Brás, Bexiga et Barra Funda n’est que cela : la vie. Tout simplement. Telle quelle. Sans fioritures. Sans fard. Sans commentaires. C’est pourquoi c’est un livre sérieux. Et beau. C’est l’un des plus grands livres de la littérature brésilienne moderne.

C’est l’opinion de l’auteur de ce grand livre, sur le mouvement moderne, que nous avons voulu entendre. Et nous l’avons fait avec joie. Répondant avec une cordialité polie à notre sollicitation, M Alcântara Machado nous a accordé une entrevue des plus curieuses. Et c’est avec bonheur qu’il a défini les aspects principaux de la question. Voici ce qu’a dit M. Alcântara Machado :


L’entrevue


— J’ai déjà écrit il y a un certain temps que l’actuelle génération est une génération d’érudits. Cette érudition du début de la réaction fut une excellente chose. Nécessaire, même. Celui qui va dans la brousse pour ouvrir un nouveau chemin doit le faire avec un bon équipement. Mais maintenant, jusqu’à un certain point, cela est préjudiciable. Le modernisme brésilien, aujourd’hui, ressemble plus à un centre de débats qu’à un mouvement créateur. Une fois ouvert à la dynamite doctrinaire le passage de la réaction, peu s’y engouffrent de manière décidée : la plupart s’arrêtent à chaque pas pour discuter. Comme un Italien.


D’abord : des coups sur les ennemis. — Maintenant : des coups sur les compagnons…


Autrefois c’était le front unique. Des coups sur les ennemis. Maintenant c’est la discorde. Des coups sur les compagnons. La préoccupation de savoir qui a raison. Ou, ce qui est plus savoureux : qui a tort. De la critique et encore de la critique. Et surtout la préoccupation idiote (comme me l’a déjà dit Paulo Prado) de vouloir savoir qui est de fait un Brésilien authentique. À toute heure apparaît un monsieur se frappant la poitrine : C’est moi qui suis vert-doré pour de vrai !


Qui marche droit ?


La rédaction de la Revista do Brasil a en son pouvoir un article qui est mon cri du cœur. J’y hurle contre cette bêtise maniaque et inutile qui consiste, lors d’un assaut, à vouloir savoir qui marche droit. En instaurant arbitrairement un patron moderniste. Qui n’écrit pas comme ci ou comme ça n’est pas un Brésilien moderne. Pour être considéré comme tel, il faut adapter sa manière à un gabarit consacré. Le gabarit Mário de Andrade, par exemple. Quelque chose qui, si ça ne fait pas grand mal à Mário («L’imitation est la plus utile des contre-épreuves» selon Paul Morand [cf. «Influences et imitations», Les nouvelles littéraires, 28 mai 1927 – NdT]), n’en fait pas qu’un peu à l’ensemble du mouvement.


Notre problème est d’écrire


Pourquoi systématiser une chose qui est encore informe ? Pourquoi perdre du temps en discussions et polémiques arides, Dieu du Ciel, arides comme un programme républicain ? Pas question de ça. Et allons-y. Créer jusqu’à n’en plus pouvoir. Ce qui sera vraiment bon restera. Créer. Tout créer. Surtout à une époque où la métaphysique elle-même cherche à se transformer en action. Avec ce terrible Hermann Keyserling.


Contre l’obsession du vers


Une autre chose qui m’irrite solennellement : l’obsession du vers. Sans une seule exception, tous les discours modernistes tournent autour d’un sujet unique : le vers. La prose n’intéresse personne. La prose n’entre pas dans les cogitations des théoriciens de la réaction brésilienne.


Le retard de la prose brésilienne


Et dès lors on se cogne à ce contresens : l’explication d’une poésie révolutionnaire faite à travers une prose la plus routinière qui soit dans la forme et dans le rythme. On écrit en prose aujourd’hui comme on le faisait il y a cinquante ans. Ou plus. Sans la moindre différence. Parce que même cette préoccupation pour la syntaxe brésilienne (en ce qui concerne la place des pronoms surtout), nos romantiques l’avaient déjà. Avec un avantage : chez eux, cette préoccupation n’était pas aussi absorbante. Ils écrivaient brésilien tout naturellement, presque sans s’en rendre compte. Aujourd’hui on écrit brésilien par système, pour être à la mode. Résultat : on pousse à son extrémité une diction très incertaine qui, soumise à des règles systématiquement appliquées, devient fausse. Dans la bouche du peuple, l’erreur grammaticale arrive spontanément et non fatalement. En renforçant l’intention de la phrase. Sans raison, avec pittoresque ou que sais-je. Et dans la langue parlée plus que dans la langue écrite. Elle apparaît ici et n’apparaît pas là. Et elle change avec le lieu. Il n’y a pas de langue brésilienne. Il y a une langue du Rio Grande do Sul, il y a une langue du Minas Gerais, il y a une langue de Pernambuco et ainsi de suite.


Il faut inventer la prose brésilienne


Mais c’est un sujet sans fin. Et cet aspect de la question ne m’intéresse pas au point que je perde du temps avec lui. Ce qui m’intéresse, c’est l’invention d’une prose nouvelle. On a libéré le vers. Pourquoi ne libérerait-on pas aussi la prose, la pauvrette ?


Chez nous il n’y a pas de prose : il y a du discours


Je sais parfaitement que l’obsession du vers est parmi nous une obsession raciale. Tout Brésilien naît en chantant et « pas un ne chante avec joie », comme dit le troubadour d’Itu [Angelino de Oliveira, dans la chanson «Tristeza do Jeca» (1918) – NdT]. Mais je suis lassé de savoir et de constater jour et nuit que dans ce pays il n’y a pas de prose : il y a du discours. Eh bien c’est pour cela même que je juge indispensable l’apparition urgente de prosateurs brésiliens. Créons ce genre littéraire que nous ne possédons pas encore : la prose. On a libéré le vers de la métrique. Qu’on libère la prose de la rhétorique.


Ici, une longue pause. Puis M. Alcântara Machado reprit. Savoureusement.


Pas de théories !


— Et pas de théories, pour l’amour de Dieu. Pour le nôtre aussi. C’est vrai : pour le nôtre aussi. Pas de théories et pas de spéculations abstraites.

Je comprends parfaitement que dans un pays comme la France la littérature, pour se renouveler, a besoin de se cramponner à l’idéal. De mépriser le document. De se spiritualiser. De ne recourir qu’à la fantaisie. En courant après l’inexistant. Parce que là-bas la réalité est déjà épuisée. Plus qu’épuisée.


Il est trop tôt pour une littérature de pure invention


Mais ici, non. Nous sommes en pleine puberté. Période de transformation importante. Il n’y a pas de psychologie affermie. Rien n’est affermi. L’environnement s’endort comme ci et se réveille comme ça le lendemain. Il est encore trop tôt pour une littérature de pure invention.


Le document coïncide avec la poésie


Je l’ai récemment entendu dire à Oswald de Andrade : au Brésil, le document coïncide avec la poésie. C’est une vérité. Des plus vraies. Eh bien, c’est parfait : explorons cette documentation poétique. Fixons cette course folle qu’est la vie brésilienne d’aujourd’hui. Elle est toute entière poésie. Elle est on ne peut plus littéraire. Ne serait-ce que parce qu’elle est au-delà de toute réalité prévisible. Invention permanente, elle se démultiplie en mille-et-un aspects tragiques, curieux, beaux, ridicules, impressionnants, etc.


La littérature brésilienne a besoin de vivre


Vivre. La littérature brésilienne a besoin de vivre.

Nous n’avons pas encore de romanciers ou de poètes ouvriers. Des gens du type de Sherwood Anderson ou Ernest Hemingway (pour ne parler que des États-Unis actuels), sortis du plus bas du vagabondage, du travail rude, du contact corps à corps avec la vie. Des gens par conséquent capables plus que n’importe qui de révéler l’autre côté des choses et des hommes, l’invisible et même l’inexprimable. Nous n’avons pas de ces gens-là. Mais pour l’instant ils ne nous font pas grand défaut. Parce que le drame brésilien est tout objectif. Nous ne sommes pas encore parvenus à ce stade de la civilisation où l’individu, une fois réalisée l’œuvre extérieure, se retourne sur lui-même parce que ce qu’il y a là-dehors ne l’intéresse plus. Nous ne nous sommes pas libérés, jusqu’à présent, de l’environnement physique. Nous sommes en lutte avec lui. Au début de la lutte, même. Une lutte ethnique. Et politique. Et sociale. Et aussi financière. Des plus matérielles. Des plus matérielles. Pour cela même, peut-être, grandiosement poétique. L’histoire de cette lutte est pure poésie.


La formule de Cocteau est inapplicable chez nous


La formule de Cocteau qui plaît tant à Sérgio Buarque de Holanda — «cacher la poésie sous l’objet» [cité par S. Buarque de Holanda à propos de Pathé-Baby, dans Terra roxa e outras terras, São Paulo, n°6, 6 juillet 1926, p.3 – NdT] — est d’une bien difficile application au Brésil. Parce qu’ici la poésie recouvre l’objet. Elle l’enveloppe d’une telle manière qu’il est impossible de l’en séparer. Ou de la reléguer au second plan. Tout objet est poétique. Dans son essence. Le fixer équivaut à faire de la poésie. On pourra dire que ce n’est pas là un privilège brésilien. Sans aucun doute. Ça n’en est vraiment pas un. Mais chez nous, en raison de diverses circonstances, même la vie administrative est poésie. Et une poésie objective. Que l’on peut palper. Il suffit de le vouloir.


L’intellectualisme et la culture


C’est là une des raisons qui font que je suis contre l’intellectualisme et la culture. Ou plutôt : contre la littérature de fiction non libérée du poids de l’érudition. De notre point de vue à nous. Brésilien et actuel. En ce sens, notre problème culturel se résume au manuel de lecture. Apprendre seulement à lire parce que sans cela il est impossible d’écrire. Je le souligne encore une fois : je parle de la littérature de fiction.

Le reste est poésie. Peut-on dire. Comme on le voit : encore et toujours de la poésie.


Une autre pause et à nouveau le prosateur de Brás, Bexiga et Barra Funda reprend ses très curieux propos.


La confusion


— Après la confusion. Je ne fais plus référence à la confusion des bagagistes et des étrangers. Celle-là est naturelle. Chez nous elle est même inévitable. Le passéisme national, noblesse déchue, n’entend goutte aux innovations novatrices. Le dit public lecteur est celui que l’on sait.


Entre les modernes eux-mêmes


Ce qui m’effraie (et m’amuse) c’est la confusion qui règne entre certains modernes ou se disant tels et donnant des coups à qui dit qu’ils ne le sont pas. À tout moment, je lis des articles de combat avant-gardistes où l’on cite côte-à-côte Marinetti, Cendrars, Whitman, Apollinaire et Max Jacob. Dans cet ordre. C’est fantastique. Surtout parce que c’est réel.


Il n’y a qu’ici que le futurisme est pris au sérieux


Citer Marinetti comme l’un des directeurs du mouvement moderne, par exemple, est de ces âneries qui ne se pardonnent pas. Bon sang. Il n’y a qu’au Brésil qu’on pense à cet idiot. Le futurisme de Marinetti est en train de jouer dans notre littérature le rôle du positivisme dans la drôle de philosophie républicaine ou quelque autre nom qu’on veuille bien lui donner. Il n’existe que dans ce pays où les oiseaux gazouillent différemment. Il n’y a qu’ici qu’il est pris au sérieux. Il n’y a qu’ici qu’il se trouve encore des disciples. Qu’ici.


Nouvelle pause. Et ce fut la dernière. M. Alcântara Machado conclut :


Les deux maux de notre modernisme


— D’un côté, donc, l’exubérance livresque ; de l’autre, l’ignorance luxuriante. Deux maux du modernisme brésilien.

C’est pour les éviter que je dis : il nous faut envoyer paître cette manie de montrer qu’on sait. Et surtout, ne pas nous préoccuper de l’œuvre des autres.

Dire plutôt joliment avec Valery Larbaud : «C’est si beau, ce qu’écrivent les autres !» [cf. Ce vice impuni, la lecture… (1925) – NdT]


Chacun son chemin


Que chacun suive le chemin qui lui convient. De la multiplicité de créations et de tendances, sortiront demain la bonne création et la bonne tendance. Ce qui d’ailleurs n’avancera à rien. Parce qu’en littérature, une théorie constituée est une théorie à terre. L’œuvre en projet ou en croissance est respectée. Réalisée, on veut aussitôt l’abîmer. C’est comme ça. Et c’est comme ça que c’est juste.


Ce qui est moderne


Pour moi, le moderne c’est ce que j’aime. C’est donc clair. C’est ce qui me donne du plaisir. À moi, né dans ce siècle et élevé dans le fanatisme de ce siècle. Est-ce une manière de voir mesquine, parce que personnelle ? Et alors ? En littérature, ce qui importe avant toute chose c’est l’émotion. Et cette émotion, je veux la sentir par moi-même. Non à travers les autres.

Avançons dans l’ombre. En travaillant sans chercher à savoir ce qui sortira de ce travail.


Nietzsche en allemand !


Et à ceux qui viendront me crier que tout ce que je viens de dire est faux, je réciterai avec une intonation importante ces mots de Nietzsche, des mots qui ont déjà cinquante-sept ans d’âge, oui monsieur : «Für Die Entwicklung der modernen Künste ist die Gelehrsamkeit das bewusste Wissen und Vielwissen der eigentliche Hemmschuh ! alles Wachsen und Werden in Reich der Künst muss in trefer Nacht vor sich gehen.»

Comme ça, en allemand. Par vengeance. Et contrairement à Jean Paulhan, je ne traduirai pas. Juste par méchanceté.



Trad. A. C.


(Source : «As opiniões e observações de um modernista brasileiro sobre o modernismo brasileiro :

uma hora com o senhor António de Alcântara Machado (Entrevista a Peregrino Jr.)»,

O Jornal, Rio de Janeiro, 3 juillet 1927, 2e section, p. 3.)


(Texte recueilli dans :

Prosa preparatória & Cavaquinho e saxofone (Obras, vol. I), éd. de Cecília de Lara,

Rio de Janeiro, Civilização Brasileira, «Vera Cruz», 1983, p. 279-286.)


*


Lettre d’Alcântara Machado à Prudente de Morais Neto

(extrait)


11 juillet [1927]


Très Ill. et très Excellent Monsieur Docteur Prudente de Morais Neto.

Principalement critique dans le District Fédéral.

Respectueuses autant que cordiales salutations.

À l’épître dont m’a honoré l’excessive gentillesse de V. S., je répondrai point par point. V. S. me censure pour ce que j’ai attaqué la critique en faisant de la critique. De quelle manière V. S. désirerait-elle que j’attaquasse sinon en critiquant ? Selon V. S. est donc passible d’acres censures le médecin qui attaque les effets de la piqûre d’un crotalus horridus avec le venin même du crotalus horridus communément connu sous le nom de crotale des bois ? Ensuite V. S. ne s’est-elle par hasard pas aperçue de la plaisanterie que représente, objet de sa condamnation, mon entrevue à O Jornal ? Son attention n’a-t-elle pas été éveillée sur tous les titres précieux par le fait que j’ai cherché à détruire la manie de l’érudition en citant Nietzsche en langue germanique ? V. S. n’a-t-elle pas vu mon intention facétieuse ?

Ce que j’ai visé a été uniquement de pointer le danger en quoi consistent les divagations abstraites à la recherche de problèmes hypermétaphysiques qui absorbent tant de nos intelligences.

Je suis moi-même critique. De longues années durant, j’ai assumé les misères et les responsabilités accablantes de la critique théâtrale du Jornal do Comércio de mon berceau natal. Que V. S. le sache. Mais dans l’exercice d’une si lourde fonction quotidienne, jamais je n’ai inventé de théories, ébauché des problèmes inexistants, forgé des équations théoriques sans une base visible et palpable.

Ce que j’aimerais voir mis par terre, dans un pays comme celui-ci, c’est la photographie commentée d’une œuvre qui en est encore aux fondations… V. S. comprend-elle désormais l’intention de mes pauvres propos ?

V. S. dit (en me répondant) que nous avons une prose. C’est là de la poésie de la part de V. S. Nous n’avons pas de prose. V. S. me cite moi-même et d’autres téméraires combattants comme preuves vivantes de la véracité de son assertion. J’approuve modestement mais j’affirme que les noms mentionnés ne suffisent pas. Ils ne renverseront pas mon opinion.

Que V. S. lance son regard perspicace sur la poésie nationale depuis son commencement. C’est fait ? Très bien. Que V. S. voie quels admirables poètes nous avons eus. Gregório de Matos, Antônio José [da Silva], Basílio da Gama, Santa Rita Durão, [Tomás Antônio] Gonzaga lui-même, Álvares de Azevedo, Castro Alves, Casimiro de Abreu, José de Alencar (poète jusqu’à n’en pouvoir mais), Alberto de Oliveira, [Olavo] Bilac, Raimundo [Correia], B. Lopes, Mário Pederneiras, Alphonsus Guimaraens. Et d’autres. Et d’autres, et beaucoup d’autres.

Que V. S. étende à présent le meilleur de ses regards scrutateurs sur la prose nationale depuis ses premiers vagissements. Elle a déjà compris ? Et donc ? Que me dit V. S. de tant de misère ? Exception faite de Martins Pena, Machado de Assis, peut-être Artur Azevedo, Euclides [da Cunha], [Joaquim] Nabuco, [Afonso] Arinos [de Melo Franco], [Raul] Pompeia, qui d’autre (sans parler des vivants) V. S. pourra-t-elle me désigner ? Eduardo Prado ? Je suis d’accord. Rui [Barbosa] ? Je ne suis pas d’accord. Il n’était pas un prosateur mais un orateur. Ou alors V. S. confond-elle l’éloquence et la prose ?

V. S. voit déjà qu’en parlant de l’inexistance de la prose nationale, je voulais me référer à la vaste période de notre activité littéraire. Je ne me suis pas étroitement circonscrit à l’instant vertigineux dans lequel nous avons peiné et peinons. Jusqu’à quand ?

Mais parmi les modernes eux-mêmes, V. S. trouvera des exemples du vice de l’éloquence raciale qui fragilise notre prose : Menotti [del Picchia], Cassiano [Ricardo], Plínio [Salgado], ceux du Rio Grande do Sul, les Nordistes qui du Nord ne sont pas encore sortis. Et beaucoup d’autres. Beaucoup.

Que V. S. n’avance pas que je suis ingrat envers la critique. Je ne le suis pas. En aucune façon. La critique dont V. S. tire un si grand parti est maîtresse de ma particulière affection. Mais nous nous trouvons dans la période où il faut se retrousser les manches. Non dans la période où l’on peut recueillir les bénéfices. La critique doit donc être directe, quotidienne et objective. Non pas vague, compacte et subjective. Si V. S. comprend ma pensée, elle finira par me donner raison.

D’ailleurs V. S., tout en disant qu’il est possible de contester mon entrevue point par point, ne l’attaque que sur deux. Je n’ai pas besoin d’autre chose pour conclure que V. S., dans le fond, est d’accord avec moi. Et cela me comble d’un plaisir inénarrable.

[…]

À V. S. mes respects, confrère et admirateur,

António de Alcântara Machado

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